Par Solange Denervaud, Ph.D., chercheuse en neurosciences

Il y a plus d’un siècle, Maria Montessori témoigne et transcrit des tendances et des rythmes du développement de l’enfant. Elle observe une forme d’universalité dans leurs comportements ; où qu’ils se trouvent, les enfants semblent présenter aux mêmes âges des besoins et des activités identiques. Par exemple, vers 1-2 ans, la plupart des enfants ont un attrait immense pour les objets microscopiques, de même que plus tard, ces mêmes enfants, vers 5.5-6 ans, s’orientent naturellement vers leurs pairs pour discuter et partager des idées de plus en plus complexes. Sa pédagogie s’élabore avec un seul but : soutenir l’expression de ces particularités spécifiques. La conséquence de répondre de manière adéquate à ces élans de construction intérieure est que les enfants deviennent progressivement autonomes. Pourquoi ?

  Les comportements observés et décrits ne sont autres que l’expression d’un programme génétique forgé pendant des milliers d’années. Quel est le but de ce programme ? Le même que celui de n’importe quelle espèce vivante : assurer sa survie, et donc, devenir autonome.

Cette autonomie s’acquiert de manière très organisée, avec la particularité, chez l’Humain, de prendre plus de 25 années pour être élaborée. Les compétences nécessaires à l’autonomie ne se font pas toutes en même temps, mais selon un déroulement progressif, assuré par la génétique. Des variations sont possibles et facilement acquises au moment précis où chacune de ces compétences s’élabore. Dans ces périodes, le cerveau est particulièrement flexible et sensible à certaines informations de son environnement, et l’expérience vécue aura des conséquences à long terme (par exemple ; la musique de votre adolescence vous fait un effet particulier, que plus jamais vous ne pourrez recréer avec une autre musique). Dans ces moments précis, il y a une perméabilité qui permet d’acquérir sans effort la compétence clé vers un gain d’autonomie, naturellement guidé par la curiosité ! De cette manière l’enfant s’adapte d’abord sur le plan physique, puis mental (cognitif) et finalement social, et la qualité de ses interactions vécues à chacune de ces étapes influencera la qualité de son présent à l’âge adulte.

A chaque étape, il y a des caractéristiques spécifiques et particulières dans la manière dont l’enfant apprend de son environnement. Cependant, à tout âge, les apprentissages doivent avoir du sens et être activement vécus, pour que le cerveau se construise. C’est ce que permet un environnement Montessori ; permettre à l’enfant de suivre la logique d’acquisition avec laquelle il/elle est né/e, par lui/elle-même.

D’abord, le très jeune enfant va calibrer ses sens pour répondre de manière spécialisée à sa niche culturelle et environnementale. Si, à la naissance, le bébé peut entendre tous les sons que l’Humain peut produire, il perdra cette faculté progressivement pour devenir non plus un généraliste des sons, mais un spécialiste de sa langue maternelle. Il aura perdu des possibles, au profit d’une plus grande efficacité.

Quand l’enfant a ainsi calibré ses sens, il va progressivement les coordonner avec ses mouvements. C’est une nouvelle phase d’autonomie qui se construit : l’enfant apprend la maîtrise de son corps dans les contraintes de son environnement physique. Entre 3 et 5 ans, environ, le jeune enfant développe donc la maîtrise de son corps et de ses interactions physiques avec son environnement, comme du langage en lien avec les concepts physiques.

Dès 5.5-6 ans, et jusque vers 10-12 ans, le jeune enfant va entrer dans une nouvelle ère mentale ; il va développer la maîtrise de sa pensée, de ses idées et se confronter, non plus au retour d’information transmis par la réalité physique, mais à celui de la réalité du raisonnement, au travers d’essai-erreur.

Finalement, au cours de l’adolescence, une nouvelle forme de maîtrise de soi se met en place, pour gagner le niveau d’autonomie nécessaire à être dans un groupe, au sein de la société. L’adolescent va donc se construire sur la limite des autres, du groupe, avec l’opportunité de consolider la possible coopération avec autrui (versus la compétition).

C’est pourquoi, dans un environnement Montessori, les tranches d’âges sont ainsi pensées que les retours d’informations sont précisément ceux dont l’enfant a besoin pour coordonner ses routes cérébrales de manière optimale : sans jugement de valeur, mais avec la réalité que le monde est rempli de limites et qu’il faut se réguler à l’encontre de celles-ci. La régulation de soi n’est autre que la capacité de gérer l’imprévu. L’enfant capable de faire face à l’imprévu, à tous les niveaux, aura acquis non seulement l’autonomie d’évoluer sans crainte dans un monde dynamique, mais d’agir dessus, de créer. En effet, lorsqu’une personne a la capacité intrinsèque de se réguler, elle peut laisser ses pensées librement s’assembler, et de manière parfois inattendue ; c’est ce qui se nomme une pensée créative.  Elle est présente en chacun, mais demande de se construire au fil des âges pour être exécutée librement à l’âge adulte.

Entre 3 et 6 ans, l’enfant travaille souvent seul, car il n’a pas encore intégré l’autre comme un partenaire de travail. Il travaille majoritairement avec un matériel sensoriel et autocorrectif afin d’acquérir la maîtrise de son corps, le raffinement de ses sens, la mise en commun de ses sens qui donnent naissance au langage, à la lecture, aux mathématiques. Le retour d’information, à cet âge-là, est essentiellement contenu dans le matériel, et l’adulte reste silencieux, pour que l’enfant gagne un maximum de ces informations physiques. En comparaison à des pairs de même âge et de même niveau socio-économique, nous constatons de grands avantages en faveur des élèves Montessori en lecture (pas seulement pour déchiffrer des mots, mais avec une réelle compréhension de leur sens), en mathématiques (comme résoudre de petits problèmes : « Jean a 8 cerises, il en mange 3, combien lui en reste-t-il ? »), en bien-être à l’école et dans leur pensée créative.

Vers 5.5-6 ans, l’enfant a construit une représentation intérieure de son environnement physique, et il se met alors à jouer avec ses pensées. Il aime interagir avec ses pairs, comme des compagnons de travail et de jeux, l’exploration mentale prend le dessus sur l’exploration physique. En comparaison à des pairs de même âge et de même niveau socio-économique, nous constatons de grands avantages en faveur des élèves Montessori en langage (orthographe, grammaire, analyse de texte), en mathématiques et géométrie, et en pensée créative. Il n’y a pas de différence en bien-être à l’école, sans doute en partie parce que l’enfant découvre aussi la contrainte et développe son esprit critique. Chez les 6-12 ans, les retours d’information ne portent toujours pas de jugement de valeur pour que l’enfant garde son esprit explorateur, et il doit se corriger par lui-même, pour maîtriser son raisonnement. Il n’y a ni note, ni récompense, son cerveau garde le plaisir de faire pour son autonomie, et non pour le retour extérieur. Grâce à ces expériences, l’élève ne juge pas le fait de faire faux comme négatif ou mauvais, n’a de cesse d’essayer, et devient performant. À compétence égale, les élèves Montessori ont des cerveaux qui travaillent à élaborer des stratégies pour résoudre des problèmes, là où leurs pairs d’écoles traditionnelles connectent leurs cerveaux pour mémoriser les réponses justes. Bien que dans l’immédiat, il n’y ait pas de différence flagrante, il faut comprendre que l’enfant de cet âge forge ce qui deviendra ses habitudes mentales : avec un effet certain sur son mindset (son « état d’esprit » : agir pour le but uniquement, ou pour le plaisir du processus également). Cela a un autre effet également, moins perceptible à cet âge, mais qui pourrait bien avoir un effet visible à l’adolescence, sur la manière dont l’élève perçoit et interprète les émotions dans les visages qui l’entoure. Les élèves d’écoles traditionnelles semblent être plus sensibles à la colère et avoir un biais pour les émotions négatives, ce qui est anxiogène à long terme.

A chaque tranche d’âge sont apprises également les bases nécessaires au développement des compétences ultérieures : à 3-6 ans, ce sont les bases du raisonnement (via les acquis scolaires préliminaires), d’où le mythe du « tout se joue avant 6 ans ». En effet, il y a bel et bien un effet cascade, les compétences initiales ont une influence majeure sur les compétences ultérieures. Ainsi, plus les sens de l’enfant se seront entraînés et développés de manière précise, plus sa pensée sera raffinée – par effet cascade. Or, ce ne sont-là que les premières fondations d’une maison qui se construit en 25 ans. Si les effets des premières années sont très visibles, ceux des années suivantes le sont tout autant. Cependant, comme il s’agit de compétences « mentales », les effets sont plus lents et moins spectaculaires, mais bien existants.

La pédagogie Montessori a ainsi été élaborée pour suivre et accompagner de manière rigoureuse et précise le plan de développement de l’enfant sur le long terme, avec la sagesse et la patience du jardinier qui sait qu’un fruit a besoin de 4 saisons et d’une terre diversifiée et vivante pour être mûr et savoureux.